Leïla ZHOUR


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M E R


Aube marine

Nos pères étaient pêcheurs, 
Les yeux rivés ailleurs ! 
Dans leurs bateaux repus de fuel qui sentaient le poisson rance, 
Ces chalutiers pimpants aux rondeurs de nourrices 
Et dont les noms sonnaient comme des conjurations, 
Ils prenaient le jusant sous l’oeil sévère des femmes 
Meurtries de silencieuse jalousie.

Livré à nos cavalcades d'ennui,  
Le port, pendant les campagnes d’hiver, faisait deuil de ses hommes. 
Cafés embués dans les vapeurs d’une vaisselle douteuse 
Où s’attablaient autour des nappes poisseuses 
Ceux qui ne partaient plus ; 
Criée en berne, balances immobiles 
Attendant la foule des acheteurs venus des villes, 
Le port battait mollement au long de la jetée 
Et les vagues portaient comme un lointain écho la prières des absents.

Dans les nuits froides de rage et de tempête, 
Nos mères dans les chambres voisines faisaient grincer les lits 
Quand l’insomnie traquait au fond de leurs yeux gris 
L’angoisse secrète, pour les mariés en mer. 
Et nous, enfants, soufflant la peur et l’incompréhension sur nos doigts gourds, 
Livrés aux sanglots de ces femmes, seul ornement des nuits désertes, 
Nous écoutions la corne languissante des nuits de brume, 
Nous scrutions sans ciller les rondes du phare planté à la lisière de l’océan.

Inaccessible maîtresse ! La mer ravissait notre jeune âme  
Et nos mères, pâles et silencieuses,  
Etaient l’amarre que nous ne pouvions rompre. 
Nourris de mythes inouïs, nous nous gorgions d’embruns 
Et nous croyions alors goûter le parfum amer et féroce 
Des poulpes monstrueux nés des matrices de la mer, 
Et nous croyions alors sentir les sombres effluves 
Des nefs maudites traçant sur l’eau l’éternel sillage du châtiment.

Nous étions fiers et impatients ! 
Et nos pères, un jour, 
Un jour trop précoce, mais nous ne le savions pas, 
Nous embarquaient enfin sur leurs esquifs au parfum de sel.

Qu’elle était vaste et mouvante ! 
Insaisissable et grise sous l’étrave tressautante ! 
Dans la houle d’une matinée d’automne 
La mer offrait  à nos regards avides 
Les premières lames croisées au duel de nos vies. 
Frayeurs et nausées ! Parasites imprévus 
Sur nos espoirs arraisonnés au vent de noroît !

L’eau pénétrante et amère dressait notre lit, 
Tissait sa propre chasuble sous l’étoffe de nos cirés jaunes. 
A peine marins, nos prenions la première caresse de la mer 
En offrande à nos esprits vierges 
Dans la souffrance des espérances déçues.

Et le sang !  
Le sang rouge et âpre des thons par centaines 
Piégés dans nos filets en manne divine 
Que nous aurions profanée sans la lire 
A la pointe des harpons de nos pères. 
Le sang comme un vernis fétide sur le pont ! 
Le sang, costume cardinal sur nos vêtements! 
Le sang de notre virginité perdue entre les draps de l’océan.

Sur nos mains gelées le sel collait en taches blanches 
Tandis que nous rincions le pont de l’offrande sanglante 
Que la mer nous livrait, brute et dure, 
Dans le claquement écarlate du baiser de nos lames. 
Et des relents à l’amertume fade noyaient nos yeux si fiers ! 
Et la fatigue du massacre courbait nos épaules d’enfants 
En voûtes de peine pareilles à celles de nos pères.

C’était la première fois et il y en eut d’autres,  
Ces campagnes dans le lit vert de l’eau 
Où nous apprenions à aimer, 
Où la chaleur d’un regard nous disait « Vous êtes dignes !» 
Où la pêche et la mer dévoilées épousaient nos âmes 
En noces magnifiques de houle et de ressac.

À l’amarre ferme du port nous étions des hommes. 
Notre pas alourdi par les espaces entrevus à jamais, 
Nous n’avions plus ces joutes impatientes  
Entre les cafés et l’église, notre amer. 
Nous rougissions sous le regard des filles 
Car soudain nous ne les connaissions plus 
Quand la faim que nous avions d’elles 
Les plaçait hors d’atteinte, aux confins du désir.

Ô nos délires de tempête sur les pavés trop durs de la jetée ! 
Nos coeurs perdus en des naufrages que nous n’imaginions pas ! 
Sous l’oeil trop clair, délavé aux embruns, de nos pères sereins, 
Nous enchaînions l’élan de notre fuite à un sourire, à un soupir. 
Puis la mer était là, impérieuse sous les carlingues 
Et le sel et la pluie rappelaient à nos lèvres assoiffées 
Qu’une maîtresse déjà tenait nos âmes 
Et nos étions rebelles et forts, aimants et doux, 
Des hommes.


Sirène

Venez marins ! Venez entendre la mélopée des eaux mouvantes ! 
Laissez nager seules les rames des galères aux souffrances aiguës, 
Laissez le foc à ses amours vent arrière et écoutez ! 
L’âme incurvée par le velours moiré tissé à l’aune de mon chant, 
Venez à l’erre des nefs en roc qui sont ma cathédrale ! 
Les échos inlassables de ma solitude habilleront pour vous  
De trames de lumière les haubans crevassés de sel.

Ecoutez la complainte au refrain triste du flot mugissant 
En lignes rauques  et insaisissables de cantiques féminins 
Qui sourdent  en larmes douces sur les terres de douleur 
Où mon corps se dévoie d’une éternelle virginité ! 
L’île de mon règne est ceinte d’écueils innombrables 
Qui sera une haie de sphinx dressée pour votre gloire, marins ! 
Et ma main nue vous accueillera, vous servira l’eau douce de mes sources 
Tandis qu’à mes oreilles scintilleront les cristaux ciselés au sel de mon bonheur.

Laissez ma voix atteindre votre coeur qui s’effrange d’ennui. 
Laissez votre âme parfumée de la douceur des alizés 
Recueillir la mélodie tissée dans la houle écumante de mon souffle enchaîné ! 
Je bercerai de ma voix sans égale les peurs surgies dans les orages ; 
De ma gorge baignée des larmes de mon inquiétude intense, 
Naîtra un offertoire si doux que les mers se feront caresse à vos flancs. 
Oh, marins, venez entendre le chant de la sirène 
Qui ne parle qu’à vous, qui par son âme et par son corps n’est qu’en vous !

Nul piège ne se refermera sur vos vaisseaux nés des forêts lointaines. 
Les conques de nacre aux couleurs absolues sonneront la joie 
Et leur écho dessinera de flamboyantes architectures d’harmoniques 
Autour des coraux pourpres et vermeil qui encerclent ma couche. 
Et vous serez aimés, marins, comme nul homme ne peut l’être à terre ! 
Délaissée tant de fois, livrée à l’assaut insatiable des vagues, 
Je pleure d’ivresse des perles cristallines pour étancher ma solitude. 
O mon appel ! Qu’il vous livre sans voile la détresse hideuse 
De mes charmes maudits et perpétuels enserrés dans un corps absurde !

Ma chair vous effraie-t-elle ? Mais elle est douce et chaude sous l’écume de soie  
Et l’appétit que j’ai de vous n’est qu’amour et sens enfiévrés ! 
Quand vous craignez des légendes infâmes tissées sur les métiers des peurs anciennes 
Femme en mon âme je demeure, sous mes habits de mer et de varech ! 
Je vis pour un amour sans descendance et pur et beau 
Et c’est un don illimité, nourri dans les inépuisables vortex des latitudes extrêmes. 
Soyez l’amant que tant j’espère et délivrez mon corps de sa gaine océane ! 
Mes sentiments ont la puissance des courants profonds, 
Ils vous entraîneront à des milles et des milles des cabotages stériles 
Qui vous déçoivent, de désirs impulsifs en passades indignes.

Soyez le corps où s’enracine ma sève au réminiscences salines ! 
Les vagues ont appris à mes sens les balancements languides de l’attente. 
Laissez aux hommes de terre la droiture immobile des lits désenchantés ! 
Couchez dans les hamacs de mes rêves atlantes 
Vos forces enrichies aux vents et aux cyclones 
Que je les berce de ma voix de brume tiède. 
Laissez glisser sur vos peaux nues mordues de sel amer 
L’ondée des matins clairs qui perle à mes lèvres fécondes!

Venez marins, oh oui venez ! Prenez la main que je vous tends ! 
Buvez l’immémoriale poésie dans les hanaps de nacre translucides. 
Buvez l’immensité sans frein de l’océan qui peuple ma folie 
Et dans la démesure que je vous offre, prenez la mer et sa puissance ! 
Vous serez forts et invaincus quand les flots couvriront de leurs draps bleus 
Nos corps enlacés dans l’élan de la soif et du désir. 
En nous naîtra le rythme d’un intarissable ressac 
Et les masses grondantes des eaux immenses se prosterneront à vos pieds.

Prenez la mer ! Prenez le corps parfumé d’iode que je vous offre ! 
Soyez le seigneur à la nage puissante que nul orage ne défie ! 
Riez aux amarres timides et dites à vos gabiers qu’ils se déploient aux vents ! 
Etirez sans finir le baiser qui éteint mon chant 
Et le livre tout entier à votre souffle avide des beautés outremer. 
Laissez l’étreinte de vos espoirs mêler sa force à mon appel, 
Que nos rêves se croisent et s’entremêlent, que nos voix s’initient.

Sentez comme l’océan en vous peut se dissoudre 
Et de ses innombrables sels irriguer vos corps abandonnés. 
Soyez, par ce don sans retour, les héros de mes rêves en devenir ! 
L’amour surgi en vous dans la nuit mugissante éclairée de mes stances 
A expulsé toute peur, toute retenue et vous êtes désormais là, 
Offerts en pleine liberté à mon désir violent et absolu.

Venez à moi, marins ! Que ma chevelure irisée d’écume enlace vos visages ! 
Que l’attouchement de mes insaisissables mains caresse vos dos puissants 
Et vous glissez à moi  ravis, aimants, sur des tapis d’algues frangées. 
Aimons-nous sous l’arche de lumière aux mille reflets, 
Sous les grappes épaisses et blanches qui retombent en gerbes assourdissantes 
Des cimes éphémères lancées au ciel par de furieuses marées. 
Délivrons l’épaisse falaise du chant de mes souffrances 
Et nageons à n’en plus pouvoir dans les flux éternels vers des lagons limpides 
Où nous coucherons à jamais dans les replis immuables 
De l’or désincarné des sables dormants offerts à la lumière du temps.


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Leïla Zhour © Tous droits réservés

 

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