Leïla ZHOUR


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Femmes
 

Au pied de montagnes austères fécondes en fleuves jaunes et pourpres,  
A l'orée des déserts immortels aux lumières magiques,  
Il est des lieux où nous ne pouvons être.  
Et nous y sommes par milliers ! Mais invisibles et séquestrées,  
Scellées sous la garde de portes en bois ornementés,  
Remisées sous des treilles enluminées d'inviolables verrous.  

Et dans les rues et sur les routes nous y sommes aussi,  
Suant la peine et le silence sous le tissu sans grâce  
Qui arrête le vent et l'air en amont de nos corps pâles.  
Nous sommes, oui ! Présentes et inavouées en ces lieux d'hommes  
Et les larmes de nos mères ont creusé des lits  
Où coulent, amères, les hontes et les peurs de nos âmes sans visages.  

Qui voit ? Qui sait notre existence en deçà des regards qui nous fuient ?  
Qui entend le glissement des perles de sang qui nous enchaînent ?  
Nul ne pénètre dans les geôles de nos vies.  
Et tous, guetteurs iniques de nos vertus et de nos vices,   
Se meuvent au rythme du désir de nous tenir sous eux,  
Tous sombrent en des folies stériles à rêver en vain du don de notre altérité  
Quand ils dépècent nos coeurs et nos chairs   
Dans l'étau de leur puissance.  

Couvrez de cendre la chevelure secrète de boucles rebelles !  
Brisez la vague libre d'une main levée dans l'aube claire !  
Aucun espace ne s'ouvrira sous la poussée sanglante de nos souffrances !  
Nos filles naîtront dans la misère de notre souffle enchaîné,  
Elles maudiront nos ventres déjà honnis  
Comme nous avons crié (mais au coeur de quel silence !)  
Quand nous avons appris quels voiles de plomb allaient sceller nos vies.  

Nos bouches resteront muettes sous nos mains en coupe  
Quand nous goûterons aux fruits brûlants des rêves libres !  
Nos yeux seront de pierre sous les aubes sinistres  
Quand l'ivresse de l'espoir ébranlera nos marches !  
Mais où ? Mais quand poserons-nous la laine poisse qui nous brise ?  
Et nos corps nus et magnifiques,  
Qui saura lire en leur mémoire ardente le malheur ?  

Au feu, nos loques puantes verrouillées sur nos galbes d'amour !  
Au feu les marqueteries tyranniques qui ferment nos maisons !  
Que les fleuves en crue lavent nos villes  
De la flétrissure séculaire qui attache nos pas !  
Que des laves impétueuses passent leurs langues irradiées  
Sur la souillure concupiscente du regard de nos geôliers !  

Alors nous renaîtrons dans le crépuscule d'un jour juste  
Et une nuit limpide lavera nos visages clairs.  
Nous boirons les sources glacées qui sourdent des lendemains apaisés;  
Sur nos coeurs fleuriront les pétales de la liberté;  
Chantez femmes et filles des terres bannies !  
Nous porterons au loin le fardeau de nos peines opaques !  
Nous meurtrirons nos lèvres aux baisers des corps ressuscités  
Et de nos seins couleront des laits au parfum de cannelle.  

 

30.09.99

 

 

en arabe, "laylà" signifie "nuit" et "zhou'hr" signifie "midi"  
 

Au mitant de la nuit, il y a le midi de l'amour   
"Layla", a murmuré mon amant   
"dis-moi le nom de cette nuit"   
et la nuit avait le velours du café qui tournoie dans la tasse   
"Layla", a murmuré mon amant   
"dis-moi le nom de cette lumière dans nos nuits"   
et la nuit de la chambre était le havre de nos tourments   
"Zhouhr Layla, il est toujours midi à l'horloge de nos coeurs", ai-je dit à mon amant   
"Je m'appelle Layla Zhouhr et tu le sais" et j'étais le solstice à l'été de nos corps   

Au milieu de la nuit, la clairvoyance de l'amour guidait nos mains   
"Layla ma nuit, ma perle de nuit", a murmuré mon amant   
"comment se nomme cette brûlure à mon front dans la fraîcheur du soir ?"   
et l'obscurité étendait sa main tiède sur nos baisers   
"Layla, mon oiseau de ténèbres", a murmuré mon amant   
"quel incendie me ronge l'âme sans jamais m'épuiser ?"   
et la pénombre épaisse soufflait le parfum des jasmins sur nos peaux invisibles   
"La brûlure est celle de midi", ai-je dit à mon amant   
"L'incendie est la brûlure du jour"   
"La nuit est son écrin resplendissant   
"Je m'appelle Layla Zhouhr nuit et jour et tu le sais"   
et nous étions à l'apogée du temps où jour et nuit n'ont qu'un seul visage 
 

24.09.99

 

 

Je voudrais me lover entre tes bras quand l'horreur du monde étend ses  
    tentacules jusqu'aux rivages de mon lit   
Je voudrais plonger mon visage dans le creux tendre de ton épaule quand les  
    loups hurlent à ma fenêtre leurs mots impitoyables   
Je voudrais, je voudrais tant ce réconfort d'une histoire sans histoire    
    entre nos coeurs mêlés, entre nos doigts noués   
Il y aurait tes yeux chargés de lumière tout près de mon visage   
Il y aurait tes lèvres gonflées de baisers tout contre mon visage   
Il y aurait toi, ces trois petites lettres capables de transmuer l'horreur    
    d'ici-bas en espoir fou, de rendre les cauchemars supportables, un peu   
Nous serions comme les amants des légendes, deux êtres éternellement    
    disponibles l'un pour l'autre   
Nous serions comme les époux à la fin des contes, armés par le bonheur pour   
    résister au pire   
Nous serions les deux pôles d'une même sphère, le globe translucide et    
    insécable des philosophes d'antan   
Tu aurais les mains chargées de caresses pour me dire encore et encore que    
    la nuit n'est pas que ténèbres   
Tu aurais des paroles feutrées comme le pas silencieux des chats pour    
    préserver ma peau si blême de la brûlure du temps   
Tu aurais ce regard qui jamais ne se voile quand sur mes joues déboulent les   
    larmes du désespoir   
Oh, nous aurions tant à nous dire ! Tous les langages seraient nôtres,    
    faisceau de signes trouant le brouillard de la mort silencieuse   
Nous aurions, nous serions, nous ferions tant et tant de choses que la vie    
    pourrait nous paraître belle et douce   
Il y aurait envers et contre tout cet amour, cet irréductible amour   

Mais   
Tu t'enfuis   
Mais tu te laisses glisser sans parole sur les pentes de mon désir et ma    
    voix se perd dans l'inutilité de l'attente   
Tu me veux autre, plus forte, plus faible, tout autre et je ne puis   
Tu me veux tienne, miroir inerte de ton âme qui se fige et je ne puis   
Tu me veux dans le désir du corps sans ces élans de l'âme, sans la violence    
    pourpre de la vie qui pulse et je ne puis   
Me veux-tu ?   
Tu passes trop loin pour m'atteindre et nos voix se dissolvent dans    
    l'étendue sans acoustique de l'éloignement   
Seul, je te vois et ta silhouette attise encore la fièvre d'une attente    
    nourrie seulement de demains   
Seul, tu es à ma porte, tu ne souris plus et ton visage s'étire sur un    
    rictus devenu cruel   
Seul, tu te tiens là et je reconnais dans tes yeux froids les lueurs d'une    
    trahison bien au-delà de la confusion des chairs   
Ma voix saigne dans l'annonce du crépuscule et le chant d'un ultime espoir    
    ne fait qu'endeuiller d'un rouge amer la mort du jour   
Ma voix s'abîme dans une solitude qui ne trouve plus d'écho   
Un murmure tremble à mes lèvres saisies d'effroi   
Et je me tais   
Abandonnée à l'horreur rampante du monde   
Livrée à des meutes hurlantes où, figée de terreur, je crois parfois    
    reconnaître ton visage. 

 

24.09.99

 

 

NOCTURNE 

La pluie épaisse et froide de l’hiver cogne à la vitre. 
Des flammes toutes neuves éclairent la cheminée de jaunes en fête. 
Dans le camaïeux des couleurs chaudes, nous installons notre conversation 
Entre les meubles assoupis et le tapis épais sous nos pieds nus. 

Et l’eau glacée s’acharne sur notre abri en forêt 
Quand les mots simples s’éteignent sur une autre faim, 
Quand tout est dit et qu’il reste un langage sans parole 
Dans l’incertaine lumière de la flambée dansante 
Où nos regards attendent de se croiser enfin. 

Demi sourire fixé sur une braise pas encore assez rouge 
Et nos pensées déjà mêlées alors que nos mains sont si sages ! 
C’est une bûche qui sursaute en étincelles pétillantes 
Pour qu’à moitié inquiets, nous ayons un geste fugace vers le tisonnier. 

Mais nous sommes debout face aux chenets ! 
Et la chaleur qui monte de nos cuisses jusqu’à nos visages 
Invente un cheminement complexe entre le feu qui s’adoucit  
Et le désir qui embrase soudain nos peaux fragiles 
Sous le tissu trop pesant de l’hiver. 

Est-ce un ordre ? L’un de nous a dit “ Viens !” 
L’impératif était si tendre qu’il mordait en douceur 
Nos corps patients qui se laissaient défaire sans hâte 
De leurs vêtements en strates inutiles. 

Quelle lenteur derrière nos souffles plus légers déjà ! 
Et nos caresses paresseuses le long des courbes incertaines 
Que lèche par intermittence la lumière orange 
Du bois qui s’installe dans la tiédeur des nuits d’amour ! 

Tes lèvres sur mon épaule goûtent le sel de mon désir ! 
Les miennes sur ta poitrine effleurent les saveurs boisées 
De l’impatiente tendresse qui fait frémir ta peau contre la mienne ! 
Nos mains inventent des volutes sans fin, 
Épousent les pleins et les déliés jusqu’à la chute des reins. 

O la pression de tes paumes assoiffées de caresses 
Quand elles étreignent mon dos en d’indéfinissables parcours ! 
Mais laisse-les atteindre en toute lenteur les vallées de mon corps, 
Que nos baisers aient la saveur des caramels de notre enfance 
Et fondent tout en douceur entre la langue et le palais. 

Que les flammes s’attardent en traînées rouges et or sur notre attente, 
Allons encore au plus près du plaisir 
Dans l’équilibre chancelant d’une retenue qui s’épuise. 
Sur le tapis aux motifs dont j’ai plus de souvenirs 
Nous ouvrons des voies à nos lèvres avides. 

Et nous laissons glisser les vagues du désir 
Sur nos corps enlacés et frémissants ! 
Nous avons délaissé les braises à leur chatoiement nocturne, 
Nous avons délaissé la pluie à ses inévitables chagrins, 
Nous sommes loin chacun dans le regard de l’autre 
Là où la nuit nous illumine. 

 

22.10.99

 

 

LE BLEU DE L'ÉCRIT 

Tant de Bleu dans les mots du poète   
Tissé enlacé en lacis caressants, le Bleu s'étire et s'affirme   
Oh mon Bleu ! L'intransigeance à ma porte   
Ouverte sur la béance de l'azur   

Bleu, teinte pure sur nos horizons   
Bleu, teinte obscure en lisière des ténèbres   
Bleu, fleuve d'encre au long des berges d'une âme...fleur bleue   
Bleue cette mémoire vive enchâssée en cartouche sur de l'ébonite   
Bleus mes cahiers d'enfance   
Bleues les prairies vertes de la mer frémissante   
Bleus certains yeux...chut !   
Bleues aussi ces traces de peine sur l'épiderme de mon coeur   

Bleue la vitre profonde des cathédrales   
Bleu l'espoir irridescent de Giotto   
Bleue cette ligne chrétienne de fuite   
À la rencontre du rêve vert d'un Orient voué aux déserts   

Bleu le drap rêche du touareg sans retour   
Bleues les mosquées d'Ispahan sous des souillures de terreur   
Bleu le tapis de la nuit au septentrion   
Bleue la vague absolue du grand japonais   
Bleus tous ces espoirs de peuples décousus   
Bleue l'oeuvre entière de l'homme à son ouvrage   

Tant de Bleu, oui, tant de Bleu dans la création   
Outremer, indigo, roi   
Pétrole, presque gris, turquoise, presque vert   
Cyan, presque pur   

Bleu Bleu Bleu, promesse de mots dans la métaphore de demain   
Bleu épris entre blanc et noir   
Presque blême avant que la nuit ne l'emporte   
Bleu enfoui là, dans un silence aux couleurs de geyser   
Bleue cette Terre ignorante aux confins de l'espace   
Bleue, isolée, si ronde sous ses écharpes blanches, agrippée au néant   

Bleu mon amour comme un rêve de jeune fille   
Bleues mes caresses sur ta peau de ténèbres   
Bleus mes baisers sur tes lèvres de myrtes   
Bleu mon désir entre tes mains de nuit   
Ce bleu, encore un peu, encore une fois   
Ce bleu, il n'y en a plus   

Oh, le bleu de l'oubli   
Bleu phocéen, effacement maritime   
Bleue, avec des petites bulles, mon âme dissoute dans les abysses   
Bleu ce tremblement souterrain où je ne suis plus rien   

Tout ce bleu qui demeure, indifférent filigrane   
Tout ce bleu dans l'écrit, écrin de nos vies  

 

09.11.99

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