poésie de Huguette Bertrand


Deuxième partie

MÉMOIRE COMPACTE

Il fait un temps rigide ce matin
un jour lunaire à vous croquer la chair
j'ai décidé de me terrer à l'intérieur de moi-même
sans rien dire
puisque tout a été dit

j'y retrouve les terres vierges qui m'habitent
elles convergent toutes vers le centre
là où nos préoccupations nous rassemblent
sans cesse je colle ma peau à celle des autres
je voyage à travers la peau des autres
tel un vice perpétuel

puisque hier n'est plus
qu'aujourd'hui ne ressemble à personne
j'ai décidé d'épousseter ma mémoire
je pourrai ensuite savourer l'ordre des choses
sans déplacer les générations
j'expérimenterai alors le pouls du monde
c'est un peu comme marcher sur une corde raide
mais j'ai le goût du risque

mes mots explosent
je leur aménage des espaces particuliers
et rien entre les lignes n'est laissé au hasard
ils ne pèsent pas lourd dans la mémoire
je les apprivoise
et je leur propose des organisations de toutes sortes
ils s'écrivent comme des enfants blessés mais toujours renouvelés

une guerre synthétique et brutale s'est soudainement abattue sur mes rêveries
elle m'a cloué le bec au silence des morts
elle montra la nuit au grand jour
elle souleva une tempête noire

comme le temps efface tout bouleversement
je crois que je m'en remettrai

je sens circuler à nouveau l'âge du monde dans mes veines
j'ai envie de m'éclater sur d'autres continents
d'explorer le mystère des mots de l'autre côté du miroir
car mon temps rapetisse
comme une laine ébouillantée
il se repose
souillé par les jours passés dans l'engrenage des machines

il n'est pas en phase terminale
il s'est simplement tu pour un moment

il rêve peut-être aux pierres concassées du mur de Berlin
de ce qu'il en ferait si on les jetait toutes dans mon jardin
il rêve dans mon lit
tandis que moi je réfléchis sur ce que pourra bien être demain
j'anticipe

la fatigue gagne du terrain
j'ai la bouche cousue à mes rêves
et ma parole s'y promène en silence
c'est un de ces matins qui ne semblent pas vouloir se lever
malgré un soleil époustouflant qui incendie les alentours
je demeure toujours en attente d'un sujet qui ne tardera pas

le temps et la distance me questionnent
je les sens parfois bouger au fond de moi
ce goût de poème dans la bouche me rassure
mes lèvres voudront-elles encore prononcer des mots d'ambiance
qui s'offriront gratuitement au monde

le doute m'habite
ma mémoire tourne en rond autour de moi
s'arrête parfois à la croisée de mon enfance
je me retrouve au milieu d'un paysage
ses senteurs franches ravivent mes lointaines amours
sur les pentes
dans les champs
près d'un ruisseau
en haut d'un cerisier
je me raccroche à la case départ
parce que je hais la mort
je participe déjà à l'aventure
en survolant mon impitoyable quotidien

je ne crains ni la mer ni les nuages
mais plutôt le bruit des hélices

je m'éloignerai pour un temps
mais je reviendrai
rapportant des paroles sur mesure
et des boutures de rêves que j'étalerai sur le rebord de ma fenêtre

en ce moment je préfère laisser éclore le présent
j'ai décidé que la journée pouvait bien commencer sans moi
je ne suis plus disponible
je suis occupée à ériger un mur de lumière autour d'une mort inévitable
et combien arrogante

une liberté sauvage m'interpelle
je ne réponds pas
je reste assise au bord du lit à mimer la surdité
ma main ne répond plus à l'écriture
mes mots piétinent s'entredéchirent
puis s'en vont mourir au bout de ma folie passagère

je me recouche en me disant que la journée peut bien galvauder autour de moi
pour aller ensuite refroidir au fond d'une tasse
ça ne me concerne plus

ça va trop vite
j'ai le vertige
est-ce que je rêve
suis-je morte sans avertissement

le rideau tombe sous une pluie de murmures en liberté
des rires éclatent sous les tanks
dans mon espace des masses informes se dessinent
et je suis obligée de les ordonner selon un rythme
tantôt égal
tantôt inégal

je fais face à l'éternel retour du corps devenu fauve
j'ai appris à l'apprivoiser dès l'envol
cela éreinte quelque peu ma mémoire
me renvoie une brassée de pensées fraîchement cueillies
que je suspends toujours sur une corde à linge
pour faire chanter le vent

quand je respire
je fais attention à ne pas alerter le voisinage
ce truc en pièces détachées ne peut servir de sujet de conversation
je ne fais que l'observer à travers mes hésitations
je prends une dernière gorgée de silence
avant que ne s'éteignent tous les mouvements de masse
qui gravitent autour d'un tout petit rien
cet épouvantable petit rien fait basculer les amours
et les haines
c'est effectivement une mise en scène
que le scénario n'avait pas prévue

je n'ai d'autre choix que de faire quelques brèches
dans le pourquoi qui me pousse à étaler mon quotidien
dans un champ de vision tellement étroit
que ça ne laisse passer qu'un filet de voix

ceux d'à-côté sont là à vouloir décomposer mon présent
pour en faire un objet de silence
je longe un long corridor du côté du passé simple
me réfugie en un lieu conçu pour absorber la grogne du jour

hélas la nuit n'est pas venue hier
j'ai oublié de sonner
qu'importe d'autres nuits viendront
et s'ensuivra une déflagration que le monde n'a encore jamais connue

je sens que le temps n'est plus à la fiction
mais plutôt à la lubrification des peaux desséchées
je ne suis plus à l'ordre du jour

dès que ma nuit s'endort
je pratique le silence sans intention malfaisante
tout pareil à la mort
à ses moments hermétiques

c'est un peu comme ces histoires qui n'intéressent personne
sauf la personne qui les raconte
mais elle pense qu'elle ne peut pas
parce qu'en réalité ce ne sont pas de vraies histoires
ce sont des souvenirs effarouchés
trop lointains pour être racontés

parfois le dimanche
dans mes moments de répit
j'étale tous mes mots sur le divan
je les livre à l'assaut des passants

sans cesse ils défilent dans mon salon
parmi les cadavres mutilés du pouvoir
ensuite ils s'en retournent silencieusement à leur monotonie
je ne les revois plus

je ne suis là qu'en passant
sur une surface ensoleillée
et ce qui est en noir n'est qu'illusion

ce jour parmi les loups se dégrade
je m'absous à l'avance
en réfléchissant aux effets d'une digestion trop rapide de la vie
de ses accoutumances

c'est peut-être une autre histoire à dormir debout derrière un paravent
un sujet à la mode qui se promène en ascenseur
comme si les hauts et les bas ne faisaient plus partie de la famille

sans douleur sans cris
je tente de me frayer un passage à travers les silences
et les mots qui ne se prononcent jamais
heureusement il y a les sourires de l'imaginaire
ils savent si bien transmettre la sève d'un froid à l'autre
surtout l'hiver

lorsque mes images s'en vont expirer dans une phrase
je bascule dans une rêverie
ça rafraîchit le quotidien qui s'annonce brutal

je pose ensuite des regards indécents sur le monde
par un miroir sans tain
cela me permet d'entrouvrir des portes
et d'en refermer d'autres

je peux ainsi énumérer par leurs petits noms
toutes les portes ouvertes
et celles qui sont fermées

cette fonction renouvelle le silence
lorsque je marche pieds nus sur la sellette
investie d'une mort amoureuse

figée entre deux jours trop gris
je me fais du cinéma
en attendant que le discours réapparaisse
en attendant que les formes prennent corps
en attendant la promesse des chuchotements
des sueurs des légitimes défenses
des suffocations des abandons
et parfois des entorses

en attendant le lever du rideau
je peux prendre le risque de parler de Dieu
pour éviter l'engourdissement
mais je pense que le temps n'est pas encore venu
je pourrais aussi parler de l'amour
toutefois je pense que ça peut attendre encore quelques jours
il y a bien quelques passages rouge feu passionné pour les urgences
ça peut faire périr d'un coup sec
ce n'est pas ce que j'envisage pour l'avenir

nous sommes jeudi
et la mort peut bien attendre
ce jour unique fait le tour sur lui-même
taquine les fantômes que j'emprisonne dans ma mémoire
ma douleur à l'os les agace
je fais semblant de trépasser un peu
cela me repose en paix
j'ai alors tout ce qu'il faut pour prendre parole
pour prendre pied quelque part au monde

je sais que tout n'est que projection de ce qui n'évolue pas
ça s'agglutine aux neurones
comme un vieux microbe désenchanté
de plus
ça salit les rideaux

je lorgne parfois du côté de la porte sans rien dire
sculptée à même mon ennui

il n'y a plus de tragédie
ce matin est en état de grâce
le temps fiévreux me parcourt en silence
je n'avais pas remarqué que je m'étais endormie
et maintenant je rêve
je songe à mes rêves inquiets
je m'inquiète

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© Éditions En Marge et Huguette Bertrand
Dépôt légal / 2e trimestre 1993; 2e édition : 2001, 66 p.
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada,
ISBN 2-9802204-3-41 - Tous droits réservés

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